02-07-2017

[Nb] 3 - Le campement des Fils d'Israël

Numbers 2:1 par : le père Alain Dumont
Comment comprendre le recensement et cette mise en forme du Peuple des Fils d’Israël selon un cadre strict ? Qu’en comprend la tradition juive ? Et qu’en comprend la tradition chrétienne ? Deux lectures complémentaires qui auraient tout intérêt à s’écouter l’une l’autre.
Duration:14 minutes 38 secondes
Transcription du texte de la vidéo :
(Voir la vidéo : http://www.bible-tutoriel.com/message/nb-3-le-campement-des-fils-d-israel.html)
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Citation : mentionner : © Père Alain Dumont, La Bible en Tutoriel, http://www.bible-tutoriel.com/ + titre de l'article
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Bonjour,

Nous ouvrons aujourd’hui le ch. 2 du Livre des Nombres, ou du livre du Désert. Ici, on est carrément dans le bain de l’école rédactionnelle sacerdotale : la répartition des tribus autour du MiShKâN est tracée au cordeau, avec une rigueur qui consonne tout à fait avec le prêtre prophète Ézéchiel lorsqu’il nous décrira les mesures du Temple céleste tel qu’il lui apparaîtra dans ses visions. Le moins qu’on puisse dire est qu’Israël est mis ici en ordre de marche, parce que c’est précisément de MARCHE qu’il est question. Prochainement, la colonne de Nuée va s’élever au-dessus du camp : ce sera le signe du départ vers KaNa“aN où il s’agira d’établir, pour ainsi dire, un nouveau type de société. Normalement, cette marche aurait dû être faite en quelques semaines tout au plus, or elle durera quarante ans ! Et là, on s’interroge : pourquoi ? C’est ce que tente d’expliquer le récit du 4e livre de la ToRaH.

Reste qu’avant d’en arriver là, il faut essayer de comprendre au moins dans les grandes lignes comment cette société nouvelle s’organise, sur quel schéma : il ne s’agit pas seulement d’un ramassis de bédouins qui déferlent sur une terre ! Il s’agit d’un peuple constitué, et il faut d’abord avoir un aperçu clair de cette organisation pour comprendre le dénouement de cette histoire.

D’abord, le ch. 2 va classer les tribus. Cette classification n’est ni pyramidale — aucune tribu n’est au-dessus des autres —, ni hiérarchique — aucune tribu n’est plus importante qu’une autre. Moïse les répartit par groupe de 3 qu’il distribue selon les 4 points cardinaux. À l’Est, la direction de l’aube, le camp de YeHOuDâH, Judah qui comprenait YeHOuDâH, YiSsSsâKhâR — Issachar — et ZeVOuLouN — Zébulon ; c’est lui qui se lèvera le premier lorsque  les Fils d’Israël se mettront en mouvement, dit le v. 9. Au Sud, la direction du midi, le camp de Re‘OuVéN qui comprenait Re‘OuVéN, ShiMe“ON — Siméon — et Gâd ; il se mettra en marche en second. À l’Ouest, en direction du coucher du Soleil, le camp de BiNeYâMiN — Benjamin qui comprenait Benjamin, MeNaSsSsèH — Manassé — et ‘ÈPheRaYîM — Éphraïm — qui se lèvera le troisième, après néanmoins que les Fils de LéVî n’aient emboîté le pas au deuxième groupe ; au Nord, le camp de Dân qui comprenait Dân, NaPheTâLî — Nephtali et AShèR ; lui fermera la marche. Si on essaye de comparer cette distribution avec les descendants des femmes ou des servantes de Jacob, mis à part les enfant de RaH.éL, BiNeYâMiN, MeNaSsSsèH  et ‘ÈPheRaYîM, on s’aperçoit vite que c’est un doux mélange : à l’Est, on trouve Re‘OuVéN et ShiMe“ON, les fils de Lé‘âH, avec Gâd, le fils de ZilpaH, une servante de Lé‘âH ; au Nord, on trouve Nephtali et Dân, les fils de la servante BilHaH et ‘AShèR, autre fils de ZilpaH ; etc. Ce qui veut dire au moins une chose, qui est très noble, à savoir que dans cette organisation, chaque tribu est intégrée sans qu’aucune ne soit privilégiée par rapport à une autre. C’est sagesse : ça évite déjà pas mal d’embrouilles dues à la jalousie.

On remarque aussi que la tribu de LéVî, la tribu au service du MiShKâN, n’est affectée à aucune direction particulière, pas plus qu’elle ne recevra de territoire déterminé une fois les tribus installées sur la Terre de la Promesse. Elle est répartie tout autour du MiShKâN, telle une couronne de protection autour du Sanctuaire qui est au cœur de tout ce dispositif. Ce sont par ailleurs les Fils de LéVî, les LéVîiM, dira le ch. 4, qui assureront le montage et le démontage du Sanctuaire, les prêtres étant affectés au montage et au démontage plus spécifique du Saint des Saints. Ils se mettront en marche à la suite du deuxième groupe.

Alors avant d’en dire plus, il faut admettre que, concernant ce chapitres entre autres, la lecture chrétienne ne peut pas suivre celle des rabbins qui partent ici dans une gigantesque légende dorée dont je vous livre la substance : Le MiDeRaSh RaBaH, entre autres — Le MiDRaSh est un recueil qui scrute les livres bibliques en faisant jouer entre eux des versets pris un peu partout, grâce aux assonances, aux correspondances de racines ou de chiffres. Pour sa part, le MiDeRaSh RaBaH ne remontent pas au-delà du Ve siècle de notre ère, donc très tardif. Ce qui explique qu’à l’époque du Christ, pour le passage qui nous concerne, tous les développements de ce MiDeRaSh étaient juste inconnus ! On y reviendra. — Le MiDeRaSh RaBaH, donc, raconte que lorsque YHWH est descendu des Cieux au mont HoRèV, Il était entouré d’une suite de vingt-deux mille anges divisés en quatre groupes qui occupaient chacun l’un des quatre points cardinaux — cette disposition s’inspire de la vision du Char divin d’Ézéchiel, au ch. 1 et 10 de son livre. Le groupe situé à l’est était mené par l’ange Michael ; celui situé à l’ouest par l’ange Gabriel ; celui situé au nord par l’ange Raphaël et celui situé au sud par l’ange Ouriel. À l’extérieur de ce premier cercle d’anges s’en trouvait un second composé lui aussi de quatre groupes qui comprenait six cent mille anges. En voyant ça, Moïse et les anciens — toujours d’après le MiDeRaSh RaBaH, parce que la ToRaH écrite ne dit absolument rien de tout ça —, vu donc que le nombre des troupes angéliques correspondait exactement à celui des Fils d’Israël, Moïse et les Anciens demandèrent d’être agencés de la même manière, qui correspondait le mieux à un attachement sans faille au MiShKâN et à la présence divine qu’il recélait. Du coup, à partir de là, Israël se conçoit pour les Rabbins comme la réplique sur terre du monde angélique, du monde des messagers divins. Quant à la répartition des tribus, le MiDeRaSh RaBaH rapporte qu’elle suit les prescriptions du patriarche Ya“aQoV au moment de sa mort — là encore, pas de trace dans la ToRaH écrite. D’autre part, le MiDeRaSh RaBaH raconte que chaque étendard avait pour couleur une des pierres du pectoral porté par le Grand Prêtre et pour emblème les signes attribués par Ya“aQoV à chacun de ses fils au moment de sa mort au ch. 49 de l’Exode. Ce qui n’est pas sans signification, parce que ça positionne d’une part la Communauté d’Israël comme une communauté sacerdotale ; et d’autre part, ça donne au pectoral du Grand-Prêtre toute sa dimension symbolique : quand il officie en grande tenue d’apparat, c’est tout Israël qui officie ! Ça n’est pas rien !

À partir de là, la Kabbale prend le relais pour attribuer à chaque camp une vertu, disons intellectuelle et spirituelle pour faire bref : 1. au camp de YeHOuDâH, à l’Est, est attribuée la H.oKhMaH, la Sagesse, avec comme niveau spirituel la GeVOuRaH, c’est-à-dire la maîtrise, la rigueur ; 2. au camp de Re‘OuVéN est attribuée la BiNaH, l’intelligence, avec comme niveau spirituel la TeShouVaH, la conversion, ou l’intériorisation morale si vous préférez ; 3. au camp de BiNeYâMiN est attribuée la RéPhouaH, la guérison, avec comme niveau spirituel la SheKhiNaH, la Présence divine ; 4. et enfin, au camp de Dân est attribuée le Da“âT, la connaissance concrète, pour ainsi dire, avec comme niveau spirituel la KaPaRaH, le Pardon.

Bon alors c’est très vite dit, mais si je prends le temps de vous résumer tout ça, c’est au moins pour que nous comprenions que cette formation n’est pas d’abord une organisation armée ! On n’est pas dans la dynamique d’une conquête purement extérieure : on est dans l’ordre d’un combat intérieur qui fait qu’Israël, à partir de ce dénombrement, se comprend comme un peuple SPIRITUEL ; un peuple qui va travailler sur lui-même pour rayonner de la présence divine au milieu des nations. Donc c’est une vision très haute, très noble dans toute la mesure où pour Israël, le premier concerné par les exigences de la ToRaH et de l’élévation à laquelle elle convoque, c’est avant tout lui-même !

Cela étant, comme on l’a dit, des chrétiens ne peuvent pas entrer dans ces considérations d’interprétation. Pourquoi ? Pour plusieurs raisons. Non pas à cause de l’angélologie qui lui est attachée : les anges prennent une place prépondérante dans la tradition juive en particulier à partir de l’Exil : c’est à cette époque que vont apparaître Raphaël, Gabriel et Michaël. Ouriel, c’est autre chose : on ne le trouve nulle part dans la Bible. Il appartient à la littérature intertestamentaire, donc beaucoup plus tardive, comme le livre d’HéNoKh ou le 4e livre d’Esdras. Ceci dit, nos frères orthodoxes l’invoquent comme l’un des archanges, mais bon, ça n’est pas notre objet. Reste que pour ce qui concerne l’angélologie qui avait cours à l’époque du Christ, on en retrouve effectivement des traces jusque dans les Évangiles, ne serait-ce qu’avec les interventions de Gabriel, entre autres. Reste que si nous ne pouvons donc pas entrer dans cette interprétation juive du ch. 2 du livre des Nombres, c’est parce qu’elle n’appartient tout simplement pas au TRONC COMMUN JUDÉO-CHRÉTIEN. Elle s’est développée bien après et procède d’une réflexion d’Israël sur lui-même, au même titre que l’Église a développé une réflexion sur elle-même dans le même temps. Alors j’ai qualifié cette tradition du MiDeRaSh RaBaH de Légende Dorée et je maintiens cette dénomination parce que c’est précisément la raison pour laquelle l’Église ne peut pas l’intégrer pour elle-même ; pas plus d’ailleurs qu’elle de construit sa foi sur la Légende Dorée de ses propres saints. En réalité, si l’Église développe toute une théologie sur elle-même, elle s’interdira toujours de s’appuyer sur des développements autres que christologiques : ce ne sont ni les anges, ni les saints, ni même la Vierge Marie qui confèrent à l’Église son être et sa mission : UNIQUEMENT le Christ Jésus, la MèMRaH de YHWH faite CHAIR, ou le Verbe fait Chair si vous préférez. Et c’est là que les deux branches judéo-chrétiennes se séparent, parce que pour un juif, parler de Jésus comme du Verbe fait Chair, voilà ce que lui appelle une légende dorée ! Pour un Juif, le Christ vrai Dieu et vrai Homme relève de la pure invention, de même que pour un chrétien, toute cette interprétation midrashique puis kabbalistique relève de la légende dorée ! Non que ce soit sans valeur, puisque que l’un comme l’autre à travers ces considérations essayent de se penser comme fidèles à la ToRaH de Moïse ! Seulement là, la différence est irréductible, d’autant plus que les considérations angéliques du MiDeRaSh RaBaH sont totalement étrangère aux considérations qui avaient cours à l’époque du Christ Jésus, qui ne se comprend donc pas à partir de là. Et pour le dire franchement, toute cette construction juive s’est aussi élaborée contre la tradition chrétienne, en particulier à partir de Justin de Naplouse, au IIe siècle de notre ère où là, juifs et chrétiens se sont proprement compris en opposition les uns par rapport aux autres, ce qui n’était pas aussi marqué auparavant. Mais bon, on n’en dira pas plus ici parce que là encore, ça n’est pas notre objet.

S’il m’a semblé important que nous nous attardions sur cette question d’interprétation, c’est pour mieux sentir qu’à travers tout ce que j’ai pu évoquer jusqu’à présent concernant les développements rabbiniques, il y en a qui éclairent la tradition chrétienne mais il y a aussi des hiatus inassimilables d’une tradition à l’autre. Ce qui n’est pas grave en soi : en se connaissant dans ce qui rapproche comme en ce qui sépare, on a toujours plus de chance de savoir s’écouter, se respecter et donc de pouvoir s’éclairer et s’enrichir mutuellement sans craindre d’être assimilé par l’autre. Il n’en reste pas moins que les chemins Juifs et Chrétiens qui envisagent le Salut final, tout en ayant le même fondement, divergent sur un certain nombre de points importants ; il faut savoir considérer cet état de fait qui ne fait pas de nous des ennemis, mais des frères ! Des frères se ressemblent, ne serait-ce que par leur ascendance commune, mais ne s’identifient pas l’un à l’autre !

Enfin voilà : ceci posé, la prochaine fois, nous essaierons de voir comment nous approprier le texte du ch. 2. D’ici là, n’hésitez pas à vous y plonger : vous allez retrouver les mêmes éléments qu’au ch. 1 non plus selon une organisation familiale mais militaire. Eh oui : c’est ce qu’avait demandé YHWH au tout début : « Recensez tous ceux qui en Israël sont aptes à faire campagne ! » (Nb 1,3). Je vous remercie. 
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