06-12-2017

[Nb] 42 - BiLe“âM, le prophète païen

Numbers 22:1-21 par : le père Alain Dumont
Israël est installé dans les steppes de MO’âV, ce qui effraie leur roi. Celui-ci fait alors appel à la star des devins de l’époque, un certain BiLe“âM, pour maudire ce peuple ennemi.
Transcription du texte de la vidéo :
(Voir la vidéo : http://www.bible-tutoriel.com/message/nb-42-bile-am-le-prophete-paien.html)
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Citation : mentionner : © Père Alain Dumont, La Bible en Tutoriel, http://www.bible-tutoriel.com/ + titre de l'article
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Bonjour,

Nous ouvrons aujourd’hui, à partir du ch. 22 du livre des Nombres, un ensemble de trois chapitres qui nous font un peu sortir de tout ce qu’on a vu jusqu’à présent, très centré sur la vision d’Israël sur lui-même. Cette fois, on découvre un nouveau personnage du nom de BiLe“âM, retranscrit en grec par Balaam. En hébreu, ce nom retentit littéralement comme « Celui qui veut engloutir le peuple », donc d’emblée ça nous met dans l’ambiance ! Néanmoins, et ça va nous changer un peu, la ToRaH va traiter le sujet de façon épique avec plein d’humour dans la mesure où bien entendu, YHWH va s’arranger pour tourner en bien ce qui était mal parti… Ça va nous donner un peu de respiration dans cet ensemble tout de même assez tendu que constitue le Livre des Nombres. D’ailleurs, le style change du tout au tout : on est déjà dans celui du livre suivant, à savoir le Deutéronome, qui aime raconter les affaires, leur donner une couleur épique, chevaleresque, voire même romanesque avec en général des scénarios bien ficelés.

Donc, nous dit le v. 2 du ch. 22, BâLâQ, un roi de MO’âV, est pris de panique devant la campagne entreprise par Israël. Alors à nouveau, Moïse disparaît : manière de nous dire, dans le fond, que son rôle n’est pas d’emmener son peuple à la guerre contre les nations, dans la même ligne que les passages guerriers du ch. précédent : ce sont des livrets indépendants qui relatent des événements qui ont marqué la mémoire d’Israël mais auxquels, dans le fond, on ne tient pas trop à mêler Moïse : sa place est d’un autre ordre, il est MoShé RaBéNou, Moïse notre Maître comme aiment l’appeler les rabbins.. Bref. Toujours est-il que BâLâQ se concilie les Madiânites — Madiânites qui, au demeurant, sont leurs grands ennemis, mais quand on fait cause commune, les ennemis deviennent rapidement amis, au moins pour un temps — ; rappelons-nous par ailleurs que YéTRo , le beau-père de Moïse, est Madiânite puisque c’est en Madiân que Moïse est venu se réfugier après avoir été banni de l’Égypte, mais la tradition semble dire que YéTRo est considéré par les siens comme un traître à sa nation puisque Madiân, dans son ensemble, se constitue en ennemi d’Israël. Quoi qu’il en soit, ils décident d’un commun accord avec MO’âV de faire appel à la star des devins de l’époque, à savoir BiLe“âM qu’ils vont chercher loin loin loin, jusque sur les rives de l’Euphrate, à plus de 600km au Nord ! Ce qui n’est pas inconcevable puisqu’à l’époque babylonienne — c’est-à-dire l’époque de la rédaction définitive de la ToRaH —, la Chaldée était renommée pour être la patrie des magiciens… Le contexte est donc très clair pour des exilés qui se mettent à lire et à proclamer le récit dans les synagogues ! Ceci dit, concernant simplement la distance, BâLâQ est habile : s’allier avec les Madiânites, c’est s’allier à l’époque avec les meilleurs caravaniers du moment et c’est permettre aux émissaires de faire le trajet relativement rapidement, jusqu’à un lieu-dit PeTORâH, une racine bâtie en hébreu sur le verbe PâTaR qui signifie expliquer, interpréter. Donc c’est un lieu qui convient bien à BiLe“âM, un personnage que la tradition n’aimera pas trop tout en le tenant paradoxalement en très haute estime ! Comment ça ?

Quand le Deutéronome dira, après la mort de Moïse, qu’il n’y a plus jamais eu de prophète aussi grand que lui en Israël, le Talmud ajoute : « Certes, il n’y en a pas eu en Israël, mais parmi les nations, il y a eu un prophète aussi grand que Moïse, et c’était BiLe“âM ! » Donc la mémoire a bien retenu que BiLe“âM n’était pas un charlatan, mais un vrai prophète, vraiment inspiré, à la personnalité plus que forte puisque même les rois ne lui en imposent pas. Et voyez bien ici ce qui se profile : que va dire, sans pouvoir mentir, un prophète issu des nations sur Israël ? Que va-t-il révéler sur ce que doivent être les relations entre Israël et les nations ? Si c’est uniquement Israël qui s’exprime à ce sujet, on pourra toujours rétorquer que c’est sa vision propre et qu’elle n’engage personne d’autre, et surtout pas les autres nations. Mais si c’est un homme de haute renommée, dont la parole porte celle des nations, qui s’exprime sur le sujet, les nations ne pourront plus botter en touche ! Et sans doute, dit la tradition, s’il n’avait pas été perverti par BâLâQ, BiLe“âM aurait-il pu amener les nations à ne pas rejeter Israël. Telle était, d’après le Talmud, sa mission selon la volonté même de YHWH ; mission qu’il ne mènera pas à bien, raison pour laquelle, dira le ch. 31, il subira le sort des rois de MaDiâN. On a d’ailleurs des échos de cette appréciation négative dans le Nouveau Testament comme par exemple l’Apocalypse, au ch. 2, dit contre l’Église de Pergame : « J’ai quelque chose contre toi : tu as là des gens attachés à l’enseignement — la ToRaH — de Balaam qui a enseigné à BâLâQ à jeter une pierre d’achoppement devant les fils d’Israël », c’est au v. 14. Ceci dit, l’épître de Jude, elle, parle non pas d’un enseignement — une ToRaH — de BiLe“âM, mais d’un mensonge — To“aH — de BiLe“âM : il y a ici un jeu de mots entre ToRaH et To“aH : BiLe“âM aurait dû donner une ToRaH pour les nations, mais en définitive, il ne leur a donné qu’une To“aH, qu’un mensonge. Voilà qui rend compte de l’ambivalence du personnage et de sa mémoire, mais quoi qu’il en soit, ce qu’on nous dit à travers tout ça, c’est que sa chute est d’autant plus condamnable qu’élevée était sa mission initiale !

Bref. Toujours est-il que BâLâQ demande à BiLe“âM de maudire Israël afin de pouvoir le battre. Oulah ! Mais c’est un jeu des plus dangereux ! D’autant qu’on se souvient de la promesse faite par YHWH à ‘AVeRâHâM : « Je réprouverai qui te maudira ! », en Gn 12,3 ; ce que YTseRâQ confirmera dans la bénédiction de Ya“aQoV : « Maudit qui te maudit, béni qui te bénit ! » (Gn 27,29). Et un devin qui se respecte ne pouvait pas, quelque part, être au courant de cette promesse. Alors pourquoi va-t-il accepter ? Parce que BâLâQ dit « Maudis POUR MOI Israël », ce qui veut dire que BâLâQ prend sur lui l’effet boomerang de la malédiction au cas où ça tourne mal ! Ceci dit, on peut s’étonner de ce que BâLâQ demande la malédiction de l’ennemi pour pouvoir le battre au lieu de demander la bénédiction de ses troupes… Il fallait vraiment qu’il ait peur ou qu’il soit aveuglé par la haine. Mais bon. En tous les cas, on va découvrir qu’aucune malédiction prononcée contre Israël ne pourra couvrir la bénédiction de YHWH vis-à-vis de son peuple, et c’est évidemment toute la portée du message qui répond à la question : « Et si les peuples que nous combattons nous maudissent, que va-t-il advenir pour nous ? » en quelque sorte. Ce qui était encore la question au moment du retour d’Exil comme celle de l’Israël contemporain contre qui se liguent une partie des nations du monde ! Enfin bref. Quoi qu’il en soit, on découvre que nul ne peut chasser de la Terre Promise le peuple que YHWH a décidé d’y implanter : l’Alliance, l’élection sont les garantes de toute victoire contre l’ennemi. Le seul qui puisse véritablement mettre à terre Israël, c’est lui-même lorsqu’il sort du cadre de l’Alliance, mais là, la malédiction est d’une autre nature, on en a touché un mot à propos de l’avant-dernier chapitre du Lévitique et on y reviendra avec le Deutéronome et les Prophètes.

Alors on peut lire le récit rapidement : les émissaires prennent la route avec en main des QeSaMîM, c’est-à-dire des ustensiles de divination que la Bible n’aime pas du tout — il suffit de lire Ézéchiel à leur propos pour s’en convaincre ! Toujours est-il que les émissaires transmettent à BiLe“âM la requête de leur roi, et le prophète de leur répondre : « Attendez que je consulte YHWH ! » — tiens, il connaît le nom du Dieu d’Israël… En même temps, le récit est subtil : d’une part, le divin s’adresse à BiLe”âM durant la nuit, ce qui est une première différence avec Moïse à qui YHWH s’adresse en plein jour ; d’autre part, quand ce divin s’adresse au prophète, c’est en tant que ‘ÈLoHîM et non en tant que YHWH ! Il ne faut pas mélanger les torchons et les serviettes ! BiLe“âM dit alors à YHWH : « BâLâQ me demande d’éventrer Israël — c’est le sens du verbe QâVaV, avec le sens de creuser et qui est plus fort encore que ‘âRaR employé par BâLâQ et qui signifie maudire. Toujours est-il que ‘ÈLoHîM lui dit : « Tu n’iras pas parce que ce peuple est béni ! », c’est au v. 12. En d’autres termes : fais gaffe, c’est moi qui ai béni ce peuple ! Et donc BiLe”âM de renvoyer bredouilles les émissaires. Qu’à cela ne tienne — et là, on commence évidemment à sourire —, BâLâQ renvoie une délégation avec des émissaires plus importants et passe sur le registre de la séduction : « Je veux te combler d’honneur ! Tout ce que tu me diras je le ferai ! » Wouaille ! Voilà une promesse que les chrétiens connaissent bien : c’est celle qui a valu la décapitation de Jean Baptiste ! Vous voyez ? On est dans la magouille de la vile politique, du pouvoir malsain qui a tellement besoin des flatteries des autres pour se sentir un peu moins merdaillon qu’il pense pouvoir tout pervertir par l’argent et par les médailles : « Et maintenant, Blase, flattez-moi ! » Et oui, quand on n’a pas de stature vertueuse, ça marche toujours comme ça. Et là, on voit que la tradition ne déprécie pas BiLe“âM : « Quand bien même BâLâQ me donnerait sa maison entière d’argent et d’or, je ne pourrai pas transgresser la bouche de YHWH mon ‘ÈLoHîM ! » Ah oui ? YHWH mon ‘ÈLoHîM ? Ah mais c’est là qu’on comprend pourquoi la tradition voit en BiLe“âM le prophète des nations : ça n’est pas n’importe quelle divinité qui s’adresse à lui, mais vraiment YHWH ! Wow !

Enfin quoi qu’il en soit, ‘ÈLoHîM lui dit cette fois, littéralement : « Lève-toi, va en leur compagnie et tu feras la parole que je te parlerai. » C’est au v. 20. Comme quoi la PAROLE n’est jamais en l’air, ça n’est pas simplement des mots qu’on prononce : la parole est toujours PERFORMANTE, comme on dit aujourd’hui : elle fait ce qu’elle dit. Voilà encore une réalité que notre génération, que les politiques et les médias gavent de mots sans consistance jusqu’à nous assourdir, devrait méditer rapidement. Cela dit, on pourrait se dire ici que YHWH est bien versatile : un coup non, un coup oui… Sauf que la seconde fois, YHWH répond à l’insistance de BâLâQ qui contresigne son inimitié avec Israël de la même manière que Pharaon. Les parallèles sont là : au ch. 21, les serpents rappelaient déjà l’Égypte ; ici, la requête renforcée de BâLâQ rappelle l’endurcissement de Pharaon qui précisément, s’adressait lui aussi à ses magiciens

Ceci dit, sur cette injonction, voilà BiLe“âM qui se lève de bon matin, harnache son ânesse et part non seulement en compagnie des émissaires mais encore « conjointement avec eux », dit le texte. On verra que cette précision n’est pas anodine. Par ailleurs, c’est là que le texte devient succulent, puisque l’ânesse — qui à l’époque est une monture noble, ne l’oublions pas ! — va jouer un rôle tout à fait inattendu, mais nous verrons ça la prochaine fois. Je vous souhaite une bonne lecture de cette première partie du ch. 22 du livre des Nombres. Je vous remercie.
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