24-04-2021

[Dt] De la place essentielle de la COMMUNAUTÉ

Deuteronomy 5:16-21 par : Père Alain Dumont
La TORâH nous enseigne que la Communauté est essentielle pour que soit interprétée une anthropologie saine et vivifiante. Or la COMMUNAUTÉ s’articule sur le jeu de la PATERNITÉ, la FILIATION et la FRATERNITÉ. Si la Société est indispensable, elle n’est performante que si elle se met au service de la Communauté, et non en concurrence.
Transcription du texte de la vidéo : https://www.bible-tutoriel.com/ancien/pentateuque/deuteronome/ecoute-israel-dt-1-11/message/dt-de-la-place-essentielle-de-la-communaute
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Citation : mentionner : © Père Alain Dumont, La Bible en Tutoriel, http://www.bible-tutoriel.com/ + titre de l'article
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Bonjour,

Dans les deux vidéos précédentes, nous avons pris le temps de nous interroger sur l’importance de savoir INTERPRÉTER sa vie dans les deux sens du terme : d’une part en discerner le sens et d’autre part savoir l’orchestrer. Nous avons vu que cette interprétation suppose toujours la transmission — si possible ORALE — d’une histoire fondatrice dont le canal est en premier lieu celui qui va de la PATERNITÉ à la FILIATION. Mais il ne faut pas éluder pour autant le lieu de l’ÉLABORATION de cette interprétation, quelle que soit la génération, à savoir la COMMUNAUTÉ.

Posons-nous d’abord la question : quelle est la différence entre la Communauté et la Société ? Cette distinction a été établie par un sociologue allemand du nom de Ferdinand Tönnies dans un livre écrit en 1887 qui reste aujourd’hui encore une référence : Gemeinschaft und Gesellschaft, Communauté et Société : « D’après la théorie de la société, celle-ci est un groupe d’êtres humains qui, comme dans la COMMUNAUTÉ, vivent et habitent paisiblement les uns à côté des autres, mais qui, au lieu d’être essentiellement liés — attachés viscéralement — sont bien plutôt essentiellement séparés. Et alors que dans la COMMUNAUTÉ, ils restent liés en dépit de tout ce qui les sépare, dans la société, ils restent séparés en dépit de tout ce qui les relie. » (Communauté et Société (1887), I, § 19)

Je trouve cette citation lumineuse ! Elle nous fait comprendre que derrière l’Alliance mosaïque que Jésus vient accomplir en faveur de la multitude, il y a un véritable choix politique, au beau sens du terme : soit il s’agit d’appartenir à un PEUPLE qui se définit comme une COMMUNAUTÉ : « Tout nous unit en dépit de ce qui peut nous séparer » — en l’occurrence, à la suite de leurs frères juifs, les chrétiens se reconnaissent tous, en Jésus, fils du Père, donc FRÈRES. Ce qui signifie que dans le cadre interprétatif qui est le nôtre, la PATERNITÉ est à la base de toute COMMUNAUTÉ, on va y revenir — ; soit il s’agit de faire simplement allégeance à une NATION dont la base se contente d’administrer une vie en SOCIÉTÉ, où « Tout sépare les individus en dépit de ce qui les unit. » — le fameux « vivre ensemble » dont on nous rebat les oreilles, mais qui ne fonctionne pas pour la simple raison que « vivre ensemble » comme des vaches dans un pré en déniant que quoi que ce soit d’autre que des contrats puissent relier les individus, n’est juste pas humain. Alors on invoque la liberté d’indépendance comme un progrès, sauf qu’il y a une contradiction absolue entre : - d’un côté revendiquer une liberté au nom d’une dignité qui interdit à quiconque de faire de qui que ce soit un esclave ; - et de l’autre côté revendiquer la licence de ne refréner aucune envie — le fameux “il est interdit d’interdire” — qui revient inéluctablement à revendiquer la licence de rendre les autres esclaves de nos pulsions ! C’est de l’injonction paradoxale ! De la perversité à l’état pur ! Si ne vouloir être l’esclave de personne revient à s’autoriser à rendre les autres esclaves de nos vices, où est le progrès humain ? Où est l’humanisation ? Où est la grandeur ?

Le résultat est que, dans un système unilatéralement sociétal, les hommes sont littéralement atomisés ; réduits, pour reprendre le titre du roman de Michel Houellebecq paru en 1998, à l’état non plus seulement d’“individus”, mais de « particules élémentaires » dispersées dans la nature. Pour illustration, je voudrais vous lire un passage qui décrit l’esprit des années soixante au cours desquelles s’est enflé ce mouvement de déshumanisation, dans un livre de Thibaut de Montaigu paru en 2020, La Grâce. Il parle de son père : « [En 1960, mon père] quitte l’église pour ne plus y foutre les pieds. Toute une génération lui emboîtera le pas. Celle qui n’aura jamais connu la guerre. En une décennie, les offices se vident de moitié. Les prêtres ouvriers, la Jeunesse étudiante chrétienne : rien n’y fait… Tout ce qui ressemble à une forme d’autorité les rebute. Aux contraintes de la religion, ils préfèrent les plaisirs faciles. Et ceux-ci n’ont jamais été aussi nombreux. Le progrès technique soigne l’ennui. Les disques en vinyle font tourner les têtes, l’automobile donne la bougeotte, le cinéma met du Technicolor dans la vie. Brigitte Bardot se prélasse nue au soleil ; James Dean roule à tombeau ouvert vers la mort. Autres temps, autres idoles. Désormais, tout est séduc­tion, immédiateté, désir éperdu de liberté. Le vieux schnock cloué sur sa croix, avec sa gueule moribonde, ne fait plus rêver. Au rebut, toute cette bimbeloterie. Tous ces cierges et ces bondieuseries. Le paradis, pas besoin d’aller le chercher dans l’au-delà. Le paradis, il est sur terre à présent. Chacun veut être l’unique arti­san de son bonheur ici-bas. Lourde tâche. À partir de 68, la courbe des dépressions explose. Les cachets remplacent les hosties. On ne veut plus d’espérance, mais des résultats. Non que les jeunes soient plus malheureux qu’avant, mais ils trouvent toujours plus heureux qu’eux-mêmes, et ça les ronge. Au moins la liberté donne-t-elle du plaisir. Elle nous fait sentir unique au monde. Que la vie semblait ennuyeuse lorsqu’on la devait à d’autres qu’à soi-même. Lorsqu’il fallait admettre une autre loi que la sienne. Dix ans auparavant, Green notait dans son journal : “Le monde de 1959 n’en veut plus. La foi oblige.” Tout est là... ». (Thibault de Montaigu, La Grâce, Plon (2020), p. 86-87) — “oblige” au sens où la foi se sait en dette de reconnaissance, de gratitude ; comme quand on dit “je suis votre obligé”, pour dire : “j’ai une dette envers vous.” Avoir la foi, c’est dire : « J’ai besoin d’un autre que moi ! » Avoir la foi, c’est donc consentir à cette faiblesse inhérente à tout homme qui l’OBLIGE à s’ouvrir à un autre que soi, à YHWH en l’occurrence, et c’est une GRÂCE ! Reste que dire : « Je suis en dette envers YHWH et envers mes pères », dans la folie hystérique des années soixante, c’est juste inaudible !

Et pourtant ? Qu’avons-nous que nous n’ayons d’abord reçu, comme demande saint Paul dans la première épître aux Corinthiens ? Ce que nous dit la TORâH, c’est que la VIE se reçoit ; et que prétendre s’en saisir pour fanfaronner, c’est l’assassiner. Donc tout notre travail spirituel consiste à RENONCER à se saisir de cette VIE qui ne subsiste que lorsqu’elle est transmise et reçue ; lorsque je refuse de mettre la main dessus. Lorsque je consens à sa dimension TRANSCENDANTE. Or là, on touche à l’ordre de la contemplation, au sens où CONTEMPLER, c’est consentir à recevoir sans posséder : je suis devant un paysage, je le reçois, je m’en imprègne et si ce moment contemplatif tient sa promesse, je repars plus fort, je repars meilleur que je ne suis arrivé. C’est là ce qui caractérise ce qu’on appelle le GÉNIE : une œuvre géniale n’est pas seulement belle : elle est le canal d’une grâce, d’une INSPIRATION par laquelle on se découvre BÉNI. Mais c’est à la condition d’être accueillie. Aucune place pour l’égoïsme ou la consommation ici. Seulement pour la LIBERTÉ, de sorte qu’avec le goût de contempler, l’être humain s’ouvre à une joie et à une paix divines : il se découvre FILS : « Qu’ai-je donc que je n’ai d’abord reçu ? »

Or quand ce sentiment jaillit, il n’a de cesse que d’être partagé : naît alors la COMMUNAUTÉ, c’est-à-dire le lieu où se partage une COMMUNION dans la GRATITUDE. La GRATITUDE non comme un simple exercice de développement personnel à quoi on la réduit trop facilement aujourd’hui, mais la GRATITUDE comme une ILLUMINATION SPIRITUELLE au sens où à partir de là naît un élan de COMMUNION qui s’appelle l’Amour : celui qui ne sait pas être dans la GRATITUDE est juste incapable d’aimer ! Or ce qui relève de la COMMUNION procède toujours, selon le roc interprétatif de la TORâH, de l’ESPRIT. Donc oui : la GRATITUDE n’est pas un sentiment ; elle est le lieu où l’homme fait l’expérience spirituelle de sa LIBERTÉ face à la CONVOITISE — encore elle — qui consiste à tout ramener à soi, à se considérer comme seul souverain de son existence, ce qui fut le piège majuscule dans lequel, toujours à la même époque d’après guerre, Jean-Paul Sartre a entraîné toute sa génération. Or tout à l’inverse, ce que nous apprend la TORâH, c’est que la GRATITUDE n’est rien de moins que LA MARQUE DU FILS.

Celui qui en rend compte le plus profondément est sans doute l’Évangile selon saint Jean ! Il suffit de relire la Prière Sacerdotale de Jésus au ch. 17 pour s’en convaincre. Là, Jésus n’est pas dans sa zone de confort, comme on dit aujourd’hui, loin de là. Au moment le plus terrible de sa passion, c’est-à-dire au moment où Jésus doit CHOISIR d’aller jusqu’au bout de sa mission ; au moment où, humainement parlant, il se retrouve absolument seul, abandonné des siens, il fait le choix de les aimer jusqu’au bout. Or ce qui fait sa force, ce qui fait qu’il va vaincre le moment abominable de la Croix qui se profile, c’est la GRATITUDE qui habite ce FILS au plus profond de sa CHAIR et qui le maintient en communion avec le PÈRE.

Maintenant, une fois qu’on a dit ça, il faut aller plus loin dans la mesure où la VIE ne se résume pas, on l’a dit, à être transmise de père en fils. Une autre dimension vient se greffer inévitablement sur cet axe : celui de la FRATERNITÉ !

Sont FRÈRES ceux qui se reconnaissent issus d’une mémoire partagée ; une mémoire à laquelle le PÈRE prête sa FIGURE, c’est-à-dire son visage comme cette trame commune sur laquelle ses FILS vont pouvoir tisser leur histoire, et se découvrir ainsi être FRÈRES. Voilà : le FRÈRE, c’est ça : aussi différent de moi qu’il soit, mon frère est celui dont je découvre que l’histoire est tissée sur LA MÊME TRAME QUE LA MIENNE : voilà ce qui forge cette COMMUNAUTÉ qui fait de nous une FAMILLE. Alors a-t-on toujours besoin de cette figure paternelle ? Mais oui : un des messages les plus clairs de la Bible, c’est qu’il n’y a jamais de Communauté sans Père, n’en déplaise à notre pauvre France qui a décapité le sien voici quelques siècles. Ceci dit, pour des Juifs comme pour des chrétiens, ça n’a qu’une importance relative puisqu’ils ont YHWH pour Père ; mais pour le gros des troupes à qui on assène depuis la révolution qu’ils sont indépendants et libres de toute tutelle, qu’est-ce qui reste ? Il reste la Nation, administrée par des fonctionnaires qui font fonctionner dans l’ombre, anonymes… Et depuis l’industrialisation et la mondialisation, alors là, tout part en eau de boudin, toujours faute de figure paternelle… et nos jeunes aujourd’hui sont bien démunis ! En fait, sans cette figure, le groupe se retrouve sans chair ni tête ; sans patrimoine commun, et devient très vite violent, quand ce n’est pas meurtrier, parce que ne vivant plus la fraternité, il devient incapable de gérer l’altérité. Alors on pourra toujours me dire : oui mais Hitler, Lénine, Mao se sont présentés comme des pères ! Sauf que là on avait affaire à des pervers. Et ça n’est pas parce que la perversion est toujours possible que la figure du Père doit en être effacée pour autant, tout au contraire ! Il faut redonner toutes ses lettres de noblesse à ce jeu entre la PATERNITÉ, la FILIATION et la FRATERNITÉ dans toute la mesure où elles sont le SEUL lieu où l’homme reste apponté à sa grandeur ! Ce à quoi travailleront activement la TORâH et les Évangiles. Alors allons-y.

L’hébreu nous fait faire un parcours analogique tout à fait suggestif : le mot FRÈRE se construit sur la racine YOD H.éT, et se prononce ‘aH.. La sœur, ‘aH.OT, est juste la féminisation du terme, ce qui veut dire que tout ce qu’on va découvrir autour de la racine YOD H.éT la concerne de la même manière. Ceci dit, il faut entendre le FRÈRE au sens large : ‘aH. est aussi mon parent, mon allié, ou même plus globalement le concitoyen ; c’est-à-dire tous ceux qui peuvent prétendre à une origine commune, aussi lointaine soit-elle. Ceci dit, cette racine rassemble toute une famille de termes dont vous en connaissez déjà quelques uns : ‘aH. donne d’abord ‘èH.âD, c’est-à-dire UN : YOM ‘èH.âD, JOUR UN ; BâShâR ‘èH.âD : CHAIR UNE ; ADoNaï ‘èH.âD, le DIEU UN, etc. On a dit la dernière fois que ‘èH.âD n’était pas d’abord numérique, mais UNIFICATEUR ; et c’est ce qui fait que le verbe ‘âH.aD, bâti sur cette racine, signifie s’unir, se réunir, s’associer. Tout ça nous suggère déjà un premier sens significatif de la FRATERNITÉ : quand on est FRÈRES, on ne fait qu’UN ! On est SPIRITUELLEMENT attachés les uns aux autres par un lien de COMMUNION qui constitue le socle d’amour qui nous rend forts : « Un FRÈRE appuyé sur un autre FRÈRE est une forteresse. » (Pr 18,19, version LXX). C’est là un des éléments essentiels de toute bénédiction, on y reviendra.

En même temps, ‘aH., le FRÈRE, est aussi la racine qui va donner ‘aH.éR : l’AUTRE. L’AUTRE transcendant, celui qui ne peut jamais se confondre avec moi, ni être l’objet d’une quelconque convoitise de ma part. Ce qui signifie que l’UNION, la COMMUNION fraternelle n’est pas non plus sans maintenir une nécessaire DISTANCE : le FRÈRE, c’est celui qui est à la fois UN avec moi, du fait que nous tissons notre histoire sur la même trame mémorielle, paternelle ; et il est en même temps celui qui est AUTRE que moi, distinct de moi, avec son originalité propre que rien ne saurait réduire, et surtout pas ma convoitise ! C’est alors cette alchimie entre l’UNITÉ et l’ALTÉRITÉ, entre la COMMUNION et la TRANSCENDANCE qui constitue la grandeur de la FRATERNITÉ, au fondement de la naissance de la COMMUNAUTÉ — famille, clan, tribu, peuple, ce que vous voulez — dans la mesure où ce LIEN CHARNEL qui unit les FRÈRES est plus fort que ce qui les sépare : ils sont AUTRES, chacun avec ses spécificités personnelles ; mais ce n’est pas sans être avant tout spirituellement, charnellement UNIS les uns aux autres — et pas seulement reliés par des contrats établis entre de purs individus par une société purement marchande. Il est assez flagrant qu’un auteur comme Max Weber, dans un ouvrage majeur : Sociologie des Religions, écrive dès 1920 que l’État et le Capitalisme ont mis la modernité sous le signe de la « domination universelle de la non-fraternité » ! Je n’en dis pas plus. C’est p. 457 dans l’édition française Gallimard parue en 1996.

Ceci dit, ce que nous rappelle la Bible, au nom de la GRANDEUR humaine ; au nom du regard que YHWH pose sur ‘ÂDâM ; au nom de l’HONNEUR qui marque l’histoire d’élévation à laquelle les FRÈRES reconnaissent appartenir de concert, c’est que ceux-ci ne se contentent pas de « vivre ensemble » : ils puisent dans leur COMMUNAUTÉ leurs raisons de vivre, de se donner, de se dépasser, de s’élever parce qu’ils se savent pouvoir viscéralement compter les uns sur les autres. On n’est plus dans les questions mesquines de zones de confort ! Il s’agit bien plutôt de poursuivre le tissage patient d’une histoire sur la trame transmise par les pères qui se révèle être une MONTÉE vers la liberté et vers une créativité toujours renouvelées ! Mais c’est un tissage qui n’est possible que là où la FRATERNITÉ PRÉSIDE véritablement l’existence, et non pas seulement là où elle est réduite à un slogan muet apposé sur le fronton des mairies. Là où la FRATERNITÉ est vécue comme une réalité qu’on porte en soi, qui constitue la CHAIR de la culture commune : alors cette FRATERNITÉ a un goût d’ÉTERNITÉ bienheureuse !

TISSER l’histoire, tisser le temps... Je crois qu’on a vraiment là un des grands messages de la TORâH ! Ah mais… ‘aH.âH, le verbe bâti sur la racine ‘aH., signifie précisément COUDRE ! Dans la SOCIÉTÉ où tout sépare les individus en dépit de ce qui les unit, on cherche avant tout à en “découdre”. Eh bien : le pari de la TORâH, c’est d’inverser ce mouvement infernal en dévoilant la tâche première de l’humain : à savoir COUDRE des LIENS, ce qui signifie COUDRE le TEMPS pour y tisser, y bâtir une histoire. Je ne peux ici que vous renvoyer au magnifique petit ouvrage de Abraham Heschel, Les Bâtisseurs du Temps, paru en français aux éditions de Minuit en 1957. On n’a pas fait mieux depuis. En tout cas, l’idée est là : pas de PATERNITÉ, pas de FILIATION, pas de FRATERNITÉ, pas de TEMPS, pas de CHAIR, pas d’HISTOIRE ! Uniquement l’instant, l’instantané, l’immédiat ; l’événement qui fait le choux gras des minutes journalistiques quotidiennes, sans recul, sans saveur et qui n’entraîne que morosité et morbidité.

Reste que pour contrer cette morbidité, la TORâH, elle, va se mettre à RACONTER et elle a raison ! Elle a raison depuis plus de trois mille ans puisque ce qui tisse le LIEN SPIRITUEL, c’est le RÉCIT ! Tant qu’on n’a pas compris ça, on fonctionne, mais on ne vit pas ; et surtout, on ne donne pas la vie ! On formate et on manipule, c’est tout. Et la TORâH de commencer par poser quelques questions simples : entre l’époux et l’épouse, ça devrait marcher puisqu’ils sont faits l’un pour l’autre, or ça ne marche pas… Pourquoi ? Et entre frères, ça devrait marcher, mais non… Pourquoi ? Et c’est alors que la TORâH se met à raconter que la fraternité se trouve enrayée dès le départ par une tragédie : un meurtre entre QaYîN et HâVèL, les premiers FRÈRES de l’histoire selon le récit des origines.

Reste qu’à partir de là, la TORâH va se donner pour tâche de garder coûte que coûte ouverte la porte de la fraternité, au moins par ceux qui, génération après génération, voudront bien se mettre à l’écoute de YHWH, LE PÈRE par excellence en qui s’enracine cette fraternité.

On pourrait dire qu’à travers la multiplicité de ses récits, de ses relectures, la TORâH se présente comme une “thérapie” de la fraternité blessée par la convoitise — regarder les FRÈRES et sœurs dans une famille quand ils en sont encore au stade de devoir se prouver à eux-mêmes et aux autres qu’ils existent : ça se chamaille, ça veut gagner, ça veut exister ; quitte à se taper dessus comme QaYîN et HâVèL… Or il suffit juste, avec la TORâH, de leur révéler que cette énergie est celle d’un vrai désir : celui de grandir, d’entrer joyeusement dans le jeu du monde ; mais que ce désir ne peut s’épanouir que dans le consentement à cette FAIBLESSE inhérente à tout être spirituel, comme on l’a déjà dit : « Je ne suis pas tout », et c’est une GRÂCE ! « J’ai besoin de mon frère différent de moi » ; « j’ai besoin de l’autre EN TANT QU’AUTRE », c’est-à-dire TRANSCENDANT, sans pour autant que cet autre transcendant soit un ennemi avec qui il n’y aurait d’autre choix que d’en DÉCOUDRE ! Tout au contraire, l’AUTRE m’est un FRÈRE avec qui, en qui et par qui nous allons pouvoir RECOUDRE le temps déchiré par la convoitise et enfin tisser l’Histoire comme l’œuvre créatrice par excellence. Sans plus de peur d’être trahis, savoir tirer de cette COMMUNION FRATERNELLE la force et l’intelligence nécessaires pour tout vaincre ! Et de ce point de vue, il n’est pas anodin de voir la racine ‘aH. donner ‘èH., qui est l’un des termes par lesquels on désigne l’infirmier en hébreu : celui qui RECOUD, qui répare, qui soigne. Dès lors paraît le véritable réconfort dont nul ne peut dire qu’il n’en aurait pas besoin, qu’on pourrait appeler la CHALEUR HUMAINE, ce que suggère une dernière déclinaison de la racine ‘aH., puisque ‘âH., c’est l’âtre, le brasier auprès duquel on vient se réchauffer.

Voilà : en définitive, l’homme doit apprendre que l’AUTRE n’est donc pas d’abord un ennemi mais celui sur qui la convoitise n’a pas de prise, ce qui constitue ni plus ni moins que la condition d’apparition de l’AMOUR véritable, l’AMOUR de charité dont Jésus se fera le héraut, le promoteur, le prophète ! Tout simplement parce qu’AIMER en vérité, c’est d’abord refuser radicalement de convoiter l’autre transcendant et, dans le même temps, CHOISIR de me reconnaître son FRÈRE.

Alors le vieil homme en nous s’en révolte, comme QaYîN s’est révolté contre HâVèL, sauf que, nous dit le récit, la convoitise jalouse l’a saisi et l’a conduit au meurtre, exactement ce dit le Décalogue qui nous occupe. Mais il n’en reste pas moins que l’appel de YHWH a tout de même retenti : « YHWH dit à QaYîN : “Pourquoi brûles-tu [de colère] ? Pourquoi ta face est-elle abattue ? Fais le bien pour [le] porter ! Mais si tu ne fais pas le bien, voici qu’à l’ouverture est tapi le péché ! Vers toi se porte sa convoitise ! Toi, domine-le !” » (Gn 4,6-7). C’est le même appel qui retentira pour tout Israël en Dt 30 : « Vois, Je mets devant toi la Vie et la Mort, la Bénédiction et la Malédiction : choisis la vie ! » (Dt 30,15). Or voyez, cet appel n’est autre que celui de la FRATERNITÉ cousue sur la trame des paroles de YHWH, le DIEU UN, le Dieu qui UNIFIE, qui fait d’Israël une COMMUNAUTÉ de FRÈRES dont Il se présente comme le PÈRE ! Et l’Église se greffe sur cette réalité, étendue aux GoYîM : elle est une communauté de FRÈRES sur laquelle les forces de la mort ne peuvent rien, puisque la convoitise y est combattue comme la peste au nom de la CHARITÉ ensemencée par le PÈRE comme principe irréductible d’UNITÉ et de COMMUNION.

Raison pour laquelle Jésus répondra par ailleurs au scribe qui l’interroge sur le plus grand commandement de la TORâH : « Tu aimeras de charité YHWH ton ‘ÈLoHîM, de tout ton cœur, de tout ta vie — ton âme — et de toute ton intelligence. Tel est le grand et premier commandement. Cependant, un second lui est équivalent : tu aimeras de charité ton prochain — c’est-à-dire en définitive ton FRÈRE — comme toi-même. » En ces deux commandements est suspendue toute la TORâH, ainsi que les Prophètes. » (Mt 22,37-40). Dit autrement : nul ne peut aimer YHWH comme Père s’il n’aime pas ses frères dont YHWH est tout autant le Père. Ce que dira saint Jean dans sa première lettre : « Si quelqu’un dit : “J'aime ‘ÈLoHîM” de charité, et qu’il hait son frère, il est menteur ! En effet, celui qui n'aime pas de charité son frère qu’il voit, il n’a pas la puissance d’aimer de charité ‘ÈLoHîM qu'il ne voit pas ! Et voici le commandement que nous avons de sa part : celui qui aime de charité ‘ÈLoHîM, qu’il aime aussi de charité son frère. » (1Jn 4,20-21). Autrement dit : pas d’amour possible de YHWH, du Père, sans appartenir concrètement à une COMMUNAUTÉ de charité — c’est-à-dire une COMMUNAUTÉ d’amour où chacun s’offre à la suite du Christ pour combattre avec acharnement toute convoitise et travailler à l’édification d’une COMMUNAUTÉ où chacun se sent alors MONTER vers une plénitude de LIBERTÉ et de CRÉATIVITÉ.

Et tout ne s’arrête pas là : on est prêt maintenant à percevoir tout le poids des paroles du Christ RESSUSCITÉ lorsqu’il dit à Marie-Madeleine : « Va vers mes FRÈRES, et dis-leur :  “Je monte auprès de mon Père et votre Père, auprès de mon ‘ÈLoHîM et votre ‘ÈLoHîM.” » (Jn 20,17). Impossible de marquer plus profondément la COMMUNION qui l’unit charnellement aux disciples en leur donnant de tisser désormais leur histoire sur la trame du Père Éternel qui est la sienne. Quant à Paul, ses paroles sont tout aussi audacieuses : « Ceux qu'il a connus d'avance, il les a aussi prédestinés à être conformes à l'image de son Fils, afin d’être Lui-même premier-né parmi de nombreux FRÈRES. » (Rm 8,29) ; Et le pompon se trouve dans l’épître aux Hébreux : « Celui qui consacre et ceux qui sont consacrés sont tous issus de l’UNIQUE — ADoNaï ‘èH.âD, le PÈRE —. Raison pour laquelle [Jésus] n'a pas honte de les appeler FRÈRES. […] Il a dû être identifié en toutes choses à ses FRÈRES, afin de devenir un grand prêtre miséricordieux et digne de foi selon ‘ÈLoHîM, pour prendre en miséricorde les péchés du peuple. » (He 2,11.17). Quelle audace ! YHWH, en la personne de Jésus, sa MeMRaH faite CHAIR, son Verbe fait CHAIR, se fait FRÈRE — « Mon Père et votre Père » — pour renouveler la COMMUNAUTÉ des Fils de ‘ÈLoHîM et retisser, recoudre une histoire qui a primitivement tourné au tragique mais qui, par Lui, peut être réparée — en tant que FRÈRE, il est aussi l’infirmier — rappelons-nous l’environnement sémantique de la racine ‘aH. — la tradition chrétienne parlera de médecin, mais l’idée est la même. Tout ça plongé dans un mouvement de miséricorde et de GRATITUDE SPIRITUELLE portée désormais par l’OFFRANDE du véritable Grand-Prêtre devant YHWH !

Alors on ne va pas s’étendre, mais redisons-le : en recevant le Christ comme notre FRÈRE, comme cet AUTRE dont nous refusons de convoiter la place unique ; le Christ qui, le premier, est sans convoitise puisqu’il est YHWH, peut alors nous attacher à Lui sans peur d’être trahis, pour reprendre enfin la Création interrompue au 7e jour par l’irruption de la convoitise, désormais vaincue par la charité ! C’est là où, toujours en tant que FRÈRE, Jésus ressuscité accompli sa mission de Go’éL : Il nous rachète de l’esclavage de la mort, je vous renvoie à ce qu’on en a dit à propos du livre du Lévitique.

Du coup, faut-il se désoler de ce que la société a organisé sa mondialisation sur le seul ressort de la convoitise-consommation ? Oui, si aucun autre chemin ne s’ouvre. Mais si la TORâH constitue le ROC interprétatif sur lequel Juifs et Chrétiens savent encore bâtir leur histoire ; une histoire qui se tisse et se raconte auprès de l’âtre qui brûle dans les synagogues et les églises, soyons sûrs que notre solidité sera à toute épreuve, au point que « quand viendra l’inondation et qu’elle frappera cette maison, elle ne saura pas l’ébranler ! » (Lc 6,48).

Reste la question : faut-il opposer COMMUNAUTÉ et SOCIÉTÉ ? Non. Mais il faut avoir en tête cette distinction pour articuler la pertinence de l’un ET de l’autre. Une SOCIÉTÉ digne de ce nom ne se bâtit pas “sur le dos” de la COMMUNAUTÉ, mais au service de la COMMUNAUTÉ. Dit autrement : la SOCIÉTÉ est SECONDE par rapport à la COMMUNAUTÉ qui, elle, est toujours PREMIÈRE. Vous vous souvenez de ce qu’on a déjà dit : les bons seconds sont toujours de mauvais premiers. L’argent est un bon second, c’est un mauvais premier. Eh bien : la SOCIÉTÉ est bonne quand elle est en SECOND ; elle est mauvaise quand elle fait un coup d’État pour renverser la primauté de la COMMUNAUTÉ. Dit autrement, la SOCIÉTÉ n’est que le fruit d’une SUBSIDIARITÉ exercée par les COMMUNAUTÉS, et non l’inverse sans quoi c’est catastrophique — ce qu’on voit malheureusement s’accomplir sous nos yeux aujourd’hui au niveau mondial.

Alors peut-être certains peuvent se dire que tout ça est bien utopique… C’est sûr qu’en dehors de la trame biblique, ce genre d’INTERPRÉTATION peut prêter à rire. Mais pour qui veut entendre l’appel à INTERPRÉTER son histoire à la lumière de la TORâH et des Évangiles, c’est précisément dans cette INTERPRÉTATION que Juifs et chrétiens se savent BÉNIS et qu’ils peuvent apporter leur concours à la gouvernance des peuples : ils savent, grâce à la FOI qui est la vertu interprétative par excellence ; quoi qu’il arrive et même le pire comme les persécutions qui aujourd’hui font fureur contre eux de par le monde ; ils savent trouver les ressources, les points d’appuis et les points d’amour qui leur fera toujours ESPÉRER et offrir leur vie par l’amour de CHARITÉ qu’ils puisent dans leur COMMUNION avec YHWH. Et ce faisant, ils sont les gardiens de la CRÉATION RENOUVELÉE, dès ici-bas, au cœur d’une société malade d’une convoitise désormais compulsive — la fameuse « consommation » — qui justifie toutes les exploitations et les mensonges marketings sur laquelle elle s’est pourtant volontairement structurée, en particulier à partir du New-Deal de 1933, alors même que ce n’est que du vent… « Vanité des vanités, tout est vanité. » (Qo 1,2).

Dans le fond, un Yuval Harari, avec son best-seller Homo Sapiens, ne lance jamais, à sa manière, qu’un appel à ses FRÈRES juifs autant qu’aux chrétiens : « Face à la vacuité de l’histoire purement matérialiste que je raconte dans mon livre, racontez-moi la vôtre ! Défendez votre point de vue ! Quelle INTERPRÉTATION de l’histoire offre votre COMMUNAUTÉ, puisque vous vous souvenez : la COMMUNAUTÉ, la FRATERNITÉ est le lieu où s’élabore l’INTERPRÉTATION qui fait vivre ? Que racontez-vous à ce monde postmoderne sous emprise économique et technologique ? Présentez-nous une interprétation crédible que valident des fruits factuels d’ÉLÉVATION, d’HUMANISATION, ou pour aller jusqu’au bout : des fruits de DIVINISATION !

Reste que pour lui répondre, il faut déjà savoir pour nous-mêmes sur quelle trame s’enracine notre INTERPRÉTATION — en l’occurrence la TORâH et l’Évangile — j’espère que ça commence à être acquis — ; et nous rappeler que cette trame a un support analogique essentiel, à savoir celui du TEMPLE qui est le lieu de l’ÉLÉVATION par excellence, le lieu des MONTÉES ; une analogie centrale dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament puisque Jésus Lui-même se présente comme le renouvellement définitif, dans sa chair, du TEMPLE de pierres. C’est ce qu’il nous reste à voir pour conclure cette longue réflexion autour du 5ème commandement du Décalogue, mais nous verrons ça la prochaine fois.

Je vous remercie.
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